Tempérament de feu
L’aube se levait tout juste sur le lac doré, et dans le silence glissait l’embarcation solitaire. Arrivée sur la berge, Dragusa y posa pied, sa cape noire légèrement trempée par la rosée du matin. Elle jeta un dernier regard en arrière vers Fort-sur-Lac, où Melodien et Kromya dormaient encore. Elle ne les avait pas réveillés. Dans son orgueil, elle s’était dit qu’ils seraient un frein, que seule elle irait plus vite.
Devant elle, la Forêt Blanche chantait. Les arbres longs, blancs et fins, oscillaient doucement sous la brise harmonieuse, et les oiseaux fredonnaient une mélodie parfaite. Au coeur de ce bois invisible se trouvait Muina, le village des Elfes, et nul n’en connaissait la position exacte. Dragusa comptait sur l’heure matinale pour s’enfoncer dans la forêt et partir à la recherche de ce village de légende, mais elle n’était pas la seule à veiller. Ils étaient cinq, arc bandés, visages masqués de feuilles. Leurs mouvements étaient ceux de l’élégance. Leur chef était un elfe fin, à la peau blanche, lisse comme l’os, et aux yeux taillés dans l’ambre même.
– Tu portes le masque d’or, dit-il. Mais ta flamme est trop vive pour cette forêt.
Dragusa inclina à peine la tête.
– Je suis venue en paix, porteuse d’un message de la Maison Harcourre. L’Ordre me confie la négociation d’un pacte avec ta reine.
– Et tu viens seule, sans offrande, sans chant ?
– Je représente l’autorité de l’Ordre. Cela devrait suffire.
Ce ne fut pas le cas. L’elfe leva deux doigts et des cordes sifflèrent dans le jour naissant alors qu’un rictus se dessinait sur son visage, les flèches pointèrent son coeur. Dragusa réagit sans réfléchir. Une incantation gutturale fendit ses lèvres et les flèches s’évanouirent, consumée par le bouclier de flamme qu’elle venait d’invoquer. Pris de rage, la sorcière joignit ses mains et ses yeux virèrent à l’incandescent. Elle sentit la chaleur monter en elle, mais quelque chose dérapa. Le feu jaillit trop fort, trop vite. Elle perdit le contrôle. Une colonne de flammes explosa depuis ses bras. Les elfes n’eurent pas le temps de fuir. L’un fut consumé sur place, les autres projetés contre les arbres qui, à leur tour, s’enflammèrent. Leurs cris n’étaient plus que crépitements tandis que la forêt pleurait. Dragusa s’était laissé submerger par sa propre puissance, et la trame la punissait pour cela. Quand la cendre retomba, seule la sorcière des Masques d’Or se tenait debout, au milieu des braises, la sorcière invincible, la plus douée de sa génération. La forêt, elle, ne chantait plus.
Comment avait-elle pu… Les arbres noircis l’entouraient comme des juges silencieux, le sol fumait encore. Elle tomba à genoux, secouée d’un souffle court, incapable de prononcer un seul mot. Elle aurait dû attendre, elle aurait dû réveiller Melodien et Kromya et continuer l’aventure avec eux. Elle s’était crue clairvoyante… et avait chuté seule. Sans relever les yeux, elle remonta dans l’embarcation et se mit en chemin pour regagner l’autre rive, chaque coup de rame résonnant comme une gifle. Elle n’osait pas regarder vers la rive en feu, la paix s’était envolée en fumée et la honte la précédait déjà jusqu’à Omphalos. À la capitale, les rumeurs fileraient vite, et les bardes de Fort-sur-Lac en feraient des chansons : la sorcière au feu précoce, la négociatrice qui vint seule et repartit seule, couverte de cendres.
L’Ordre des Masques d’Or, jusqu’ici si fier de sa championne flamboyante, se verrait contraint de la sanctionner, car c’était bien une faute. La première de Dragusa, marquée dans son âme au fer rouge.
L’éveil du guerrier
Dans les Champs Abandonnés, où l’herbe pousse jaune sur la terre claire, les tentures de cuir tanné des huttes claquaient sous les rafales et les torches dansaient sur les palissades de pieux. Ici vivait le clan de la Chèvre, rude et fier, aux mains calleuses et au courage exemplaire. Baignée des derniers rayons du soleil couchant, la silhouette d’un barbare éreinté avançait péniblement jusqu’à l’entrée du village. Krom, du haut de ses seize hivers, était couvert de sang, pas le sien, celui de ses ennemis. Unique survivant, il revenait de la grande bataille du Vent hurlant, où les orcs de Gul’Chak avaient mordu la poussière, vaincus par l’alliance des clans barbares du Cheval, du Tigre et de la Chèvre. Il n’était plus un enfant, et ce soir, le clan allait le célébrer haut et fort.
Sous la lune fendue, les anciens avaient tracé un cercle de cendres, arrosé du lait de la bête sacrée. Krom s’était présenté nu, tenant la hache encore ensanglantée de son oncle tombé dans la première charge. Autour, les voix montaient, sourdes et rugueuses, scandant l’ancien chant : “Le fer pour la chair, la chair pour la terre, la terre pour la Chèvre. Le fer pour la chair, la chair pour la terre, la terre pour la Chèvre”. Il s’était taillé la paume avec la lame, puis avait apposé sa main sanglante sur le tertre aux morts. Son sang s’était mêlé aux traces des générations passées, les tambours avaient tonné, il n’était plus un enfant. Sa mère, Alta, l’avait serré sans un mot, front contre front. Son père, Drog, avait levé sa masse d’armes au ciel, l’avait posé sur l’épaule de son fils, puis le silence avait gagné le clan. Chacun avait déposé un caillou ou une dent au pied du tertre aux morts. Le chef du village souffla dans la corne, les torches vacillèrent, le silence était une prière.
Après de longues minutes, des sabots claquèrent dans la plaine, rompant le calme rituel. La pénombre nocturne fut soudain lacérée par la silhouette d’un cheval colossal, bardé d’or et couvert d’écume. Aucun bruit ne l’accompagnait, sinon le martèlement de son pas et le sifflement du vent, comme s’il venait du monde des morts. Le cavalier portait un manteau aux reflets de nuit, et son masque d’acier orné de feuilles d’or, poli comme un miroir, ne laissait voir aucun visage. Il mit pied à terre sans un mot, puis s’approcha de Krom avec lenteur sous l’œil attentif des membre du clan.
– Fils de Drog, vainqueur du Vent Hurlant, le Conseil t’appelle.
Il tendit un rouleau scellé d’une cire cachetée.
– L’Ordre des Masques d’Or cherche un huitième champion. Ton nom est sorti des cendres.
Krom ne bougea pas. Il regarda son clan, son père, la pierre sanglante. Puis il tendit la main, sans un mot. Au loin, le vent hurlait encore, mais l’esprit de Krom marchait déjà vers Omphalos.
L’air de rien
Le Duc Lancehaute était un homme grand, maigre et inquiet, au regard jugeant qui s’attardait toujours quelques secondes de trop. Il marchait de long en large dans la grande salle de la maison, son manteau brodé traînant sur le parquet ciré.
– Je veux que tout se passe sans le moindre accroc. Ma fille se marie aujourd’hui avec l’héritier des Chevaucheurs de tempête. Vous savez ce que cela représente.
Melodien était accoudé à une colonne, luth sur le dos, chemise d’apparat déboutonnée. Sa tresse tombait avec panache sur son épaule gauche.
– Une alliance unique entre les sables de Badawi et les vignes de Lancehaute, dit-il. Mais pourquoi un barde, mon duc, et non un combattant ou un mage de l’ordre ?
Le Duc s’arrêta.
– Parce que ceux qui font du mal dans les mariages ne sont jamais ceux que l’on attend, parce que les bruits voyagent plus vite que les lames, parce qu’un barde sait quand se taire.
Melodien hocha la tête et salua, main sur le cœur.
La fête battait son plein sous une toile immense dressée dans les jardins suspendus des Lancehaute. Soie et parfums, les nobles de Badawi étaient drapés de lin et de feu, et les convives d’Omphalos de lourdes robes bien inconfortables au vu du temps si clément de la journée. Au centre, les jeunes mariés souriaient, apparemment satisfaits de découvrir en leur promis un parti de leur âge, avec toutes ses dents. Et Melodien, lui, jouait son répertoire… pour des enfants. Les instructions avaient été concises, et pour le moins décevantes, une dame de compagnie avait même ri à gorge déployée : « Parfait pour vous, Melodien ! Vous savez faire la grimace, non ? ». Et il avait souri, bien sûr. Mais à présent, assis sur une souche décorative, cerné de marmots barbouillés de sucre et de fleurs, il ravalait son amertume. On s’était joué de lui, sa flûte improvisait des airs de carrousel alors que les enfants courraient joyeusement entre ses jambes, il n’était qu’un barde qu’on exhibe entre deux tartes. Dans un acte de résistance futile, il avait sorti sa flûte tout en gardant son luth sur son dos, comme pour bien faire comprendre que cette fête ne méritait pas qu’il utilise cet instrument qui l’a rendu si célèbre. Et pourtant, ses yeux restaient vifs, l’homme de confiance qu’il était n’oubliait pas sa mission, il scrutait.
Ce fut un geste minuscule qui attira son attention : une main gantée versant quelques gouttes d’un flacon sombre dans un tonnelet marqué « Vin nuptial ». Melodien se leva sans bruit, laissant les enfants à leurs jeux il se faufila avec agilité entre les tentures. L’individu était discret, souple, mais un faux mouvement souleva un pan de sa cape et une queue écailleuse glissa brièvement dans l’air, verte, préhensile. Un homme-lézard. Melodien s’approcha comme une ombre, sa voix douce murmurant derrière l’épaule de l’intrus.
– Du poison dans du vin de mariage ? Voilà qui n’a ni poésie, ni panache.
L’autre se retourna, yeux fendus, surpris. Il tenta un pas en arrière mais Melodien avait déjà anticipé le comportement de l’assassin. Un accord sec vibra de son luth. Le chant qui en sortit était un cri contenu, une onde harmonique qui heurta l’homme-lézard de plein fouet, mais sans aucun son pour les convives qui les entouraient. Il tomba, son corps arc-bouté sous la force invisible. Mélodien rattrapa le corps figé dans sa chute avec grâce, et l’emporta derrière les arbres. Quelques instants plus tard, il était livré à deux gardes abasourdis. Personne n’avait remarqué quoi que ce soit. Le barde remis sa queue de cheval en place, il vérifia sa tenue et revint près des enfants, saisit la flûte avec naturel, reprit l’air là où il l’avait laissé. Une dame en robe bleu nuit s’approcha, un sourire ironique sur les lèvres.
– Garde d’honneur de l’Ordre, vraiment ? Je vous croyais plus… martial.
Melodien lui adressa un clin d’œil.
– La meilleure place pour veiller sur une fête… c’est au milieu des rires. Mais parfois, c’est dans l’ombre qu’on chante le plus juste.
Premiers pas
Omphalos, joyau d’Orcadie, se réveillait comme à son habitude dans le fracas des premiers chariots de commerce qui animaient la fabuleuse place du marché. Mais sous les dorures, les passages voûtés et les égouts anciens abritaient une autre vie. Cela faisait seulement quelques heures que Kivan avait prêté serment devant le Conseil, serment qui se terminait par la célèbre devise : « L’Ordre ou la Mort ». L’impatience de faire ses preuves était trop forte, il fut impossible pour lui de trouver le sommeil cette nuit-là, et en sortant de sa chambre à l’aube, un parchemin scellé l’attendait sur le crochet de sa porte. Sa première mission, déjà.
Kivan,
L’Ordre a besoin de vous. Complot. Enquêtez sur la guilde des voleurs. Omphalos, taverne de La Licorne Dorée.
‘La lune s’est levée sur Martepierre’, donnez la pièce.
L’Ordre ou la Mort.
Cousue au parchemin brillait une pièce d’argent.
La Licorne Dorée n’était dorée que de nom. C’était un empilement de poutres noircies, de tables usées et de recoins peu éclairés. Le comptoir était gardé par un nain massif, barbe noire tressée jusqu’à la ceinture, qui nettoyait son bar à l’aide d’un vieux chiffon.
– C’est pas un endroit pour les gosses aux armures neuves, grogna-t-il sans lever les yeux. À moins que tu ne cherches quelque chose de plus fort que ta foi ?
Kivan sourit. Il tendit la pièce et se targua d’un théâtral :
– La lune s’est levée sur Martepierre.
Bromr cilla, puis hocha lentement la tête.
– Bande d’enfoirés.
Le sourire de Kivan se figea. Le tavernier continua machinalement son nettoyage, perdu dans ses pensées, puis il inspira et leva les yeux vers le paladin.
– Ce sont les derniers mots que mon frère a prononcé avant de disparaître dans une mission pour l’Ordre. Ironique, n’est-ce pas ?
Kivan ne sut que répondre, il préféra garder le silence.
– Tu veux trouver les ombres ? Y en a une qui te guette depuis ton entrée, dit-il en indiquant le fond de la salle d’un mouvement de tête.
Derrière les tonneaux du fond de la salle, un rire aigu s’éleva. En une fraction de seconde, un petit gobelin verdâtre apparu en haut de la pile.
– T’es lent, paladin. Et bruyant. Tu veux l’entrée de la guilde ? Il faut le mériter.
Kivan fit mine de se mettre en garde, mais le gobelin éclata de rire.
– Pas comme ça ! Trois devinettes. Réponds juste, et je t’ouvre une porte que même les mages de la garde ne peuvent voir.
Le gobelin claqua des doigts, et sa voix devint solennelle :
– “Je vis longtemps, je suis petit mais robuste. Je parle avec mes poings et travaille avec mes mains. Les montagnes me connaissent, la bière me chérit. Qui suis-je ?”
– Un nain. Petits de taille, mais grands de cœur. Ils forgent plus que le métal : ils sculptent la loyauté.
Le gobelin hocha la tête, peu impressionné.
– Celle-ci était facile. Suivante. “Je suis plus rapide qu’un serment, plus léger qu’une plume, je vole de bouche en bouche et jamais ne meurs. Qui suis-je ?”
– Le mensonge, dit Kivan sans hésiter de nouveau. Il court plus vite que la vérité, mais finit toujours par être révélé.
– Pas mal paladin. Le corps entraîné et l’esprit aussi affûté que sa lame. Dernière devinette : “On me crie dans les batailles, mais je ne suis pas une arme. On me suit sans contrainte. Je suis la promesse murmurée aux tombes et la force silencieuse des serments. Qui suis-je ?”
Cette fois-ci, Kivan hésita, ce qui alluma une lueur de malice dans l’œil du gobelin.
– Alors combattant de l’Ordre, on faillit ?
Kivan sentit le doute le gagner. Le gobelin se délectait de la situation. Désespéré Kivan se tourna vers Bromr, qui haussa simplement les épaules.
– Qu’est-ce que tu promettrais toi à la tombe d’un autre ?
Kivan se vit devant la tombe de son père, quelques lunes auparavant, et il se rappela sa promesse lancée à celui qui avait été un modèle pour lui.
– Pour l’honneur. C’est pour lui que l’on tombe… ou que l’on se relève. Et c’est lui que l’on promet à ceux qui nous ont précédé.
Le gobelin battit des mains et sauta à terre.
– Pas si mal… pour un guerrier. Suis-moi, Masque d’Or, lança le gobelin en quittant la taverne.
La ville s’était réveillée et les rues se remplissaient. Ils serpentèrent dans la foule, puis le gobelin tourna dans une ruelle, et Kivan le suivi entre les draps mouillés, les chiens errants et les odeurs d’égout. Enfin, un muret, une forme dessinée à la suie, trois coups rapides, deux lents. Un pan de pierre s’ouvrit, et un souffle fétide monta.
– Voilà l’antre. Ils t’attendent. L’équilibre, hein ? Bonne chance, paladin.
Et le gobelin disparut comme un mirage. Kivan inspira. Premiers pas. Premiers doutes. L’équilibre avait ses ombres, et il était prêt à les affronter.
L’ombre de Valdôtain
La nuit était d’encre, sans lune pour adoucir les contours cisaillés de Valdôtain. La ville dormait mal, assoupie entre deux trahisons, ses lampes à huile révélant des silhouettes d’orcs adossés aux murs de ses ruelles. Sur les hauteurs, la maison d’Aegenio, riche nain à la réputation plus que douteuse, était gardée comme une garnison princière. Mais aucun des gardes de la grande maison ne vit l’ombre glisser depuis la corniche. Elle venait du toit et ne faisait pas de bruit. Dans la nuit, seuls deux yeux brillaient, fendus comme ceux d’un chat. On l’appelait l’Ombre de Valdôtain, le Zéphyr de Havn, l’Illusion de la Pointe du Sud, mais l’ordre des Masques d’Or la connaissait sous le seul nom de Fi.
Elle se laissa tomber le long d’un conduit, crocheta une fenêtre du couloir de l’étage, et se fondit dans les ombres de la galerie richement décorée. Le passage était long, tendu de lourdes tapisseries aux scènes naines anciennes. De petites lanternes y jetaient des halos irréguliers, laissant d’épaisses poches d’ombre entre chaque alcôve. La statue d’un golem d’obsidienne aux yeux clos trônait contre le mur nord et une colonne sculptée supportait un petit buste elfe à demi fondu. Rien ne semblait bouger, mais Fi savait que le silence pouvait mordre si l’on respirait trop fort. Elle traversa les galeries sans toucher les murs, sans activer la moindre rune d’alarme, et entra dans le bureau d’Aegenio par une porte dérobée.
Elle connaissait la manoeuvre : trois dalles à éviter devant la porte, un piège à fumée à désamorcer sur la minuscule serrure, qu’elle crocheta sans bruit, et une poignée à actionner vers le haut. Sur le bureau, des registres comptables s’empilaient. Elle inséra le faux parmi eux, un parchemin parfaitement vieilli, imitant l’écriture et le sceau du nain. Des comptes falsifiés, mais convaincants. Suffisants pour faire tomber le plus puissant marchand de la ville. Elle n’hésita pas, ce n’était pas une question de justice. L’équilibre réclamait ce geste, l’Ordre en avait décidé ainsi. En quelques secondes, elle était déjà ressortie.
Dans le couloir, un soldat endormi avançait lentement, une lanterne à la main. Fi se mouvait avec élégance, un pas derrière une tapisserie, une roulade dans l’ombre d’une colonne, et son souffle restait calme. Mais le soldat s’arrêta, il scruta l’alcôve où Fi venait de se figer. Les quelques secondes que dura cet instant s’étirèrent, le garde cru apercevoir deux yeux brillants dans l’ombre. Puis il fronça les sourcils, cligna des yeux… et l’alcôve était vide, sûrement son imagination. Il reprit sa ronde. Fi attendit quelques instants qu’il s’éloigne et atteignit prestement le rebord de la fenêtre, lorsque le sol se mit soudainement à vibrer avec force.
Un œil runique s’ouvrit sur le mur nord, le golem n’était pas qu’une statue ! Un halo de lumière surnaturelle balaya les murs. Fi s’était plaquée derrière le buste à demi fondu exposé dans le couloir, un pas de travers et elle serait figée par la rune de stase. Elle ferma les yeux, respira sans bruit, et sentit plus qu’elle ne vit le golem pivoter lentement. Il scrutait la pénombre, ses articulations grinçant comme du granit qu’on tord. Ses yeux s’arrêtèrent sur le buste dissimulant Fi, ils rougeoyèrent… puis s’éteignirent. Le golem noir retourna dans son sommeil factice, jusqu’à son prochain réveil programmé. Fi ne demanda pas son reste, elle bondit sur la corniche, referma la fenêtre et glissa jusqu’au mur arrière en se laissant tomber dans le vide. L’air happa sa cape. Les toits la reçurent comme une plume.
Plus bas, Valdôtain ronflait encore. Dans le bureau d’Aegenio, le faux était en place. Et dans les replis de la nuit, nul ne sut qu’un mensonge venait de naître.
Le dernier sort
La Cité Oubliée n’était plus qu’une pyramide creuse, nimbée d’une brume violette et de l’aura des légendes fatiguées. Autrefois siège du culte de la Terre, elle n’était aujourd’hui qu’un tombeau. Et pourtant, un homme y marchait, seul, reconnaissable à sa courte barbe blanche et à l’insigne doré porté fièrement sur le revers de sa toge. Tairno, alchimiste de l’Ordre des Masques d’Or, serein et méthodique, était le maître du savoir de l’Université des Arts Anciens d’Omphalos. Mais aujourd’hui, c’était en tant que champion de l’Ordre qu’il se tenait devant le sombre édifice.
Le premier couloir de la Cité Oubliée s’étirait entre deux murailles de pierre noire. L’air y était sec, chargé d’odeurs minérales, et des restes d’une magie ancienne illuminaient les dalles. Tairno fut précautionneux, mais cela ne suffit pas. Une pression, un clic métallique, et le couloir se retrouva truffé en un instant d’aiguilles flottantes. Il saisit l’amulette de son collier et une armure de cristal se forma sur lui, repoussant les projectiles comme la pluie sur le verre. Plus loin, le sol s’effaça sous ses pieds, il ouvrit une fiole sortie de sa besace, devint vaporeux et s’étira comme un souffle pour traverser le vide. Dans l’antichambre de la tour, les murs le bloquèrent en se rapprochant dangereusement, menaçant de l’écraser. Il tapa deux fois le sol avec son bâton, et une onde de son pur jaillit de ses bagues. Les pierres se figèrent, se fissurèrent puis explosèrent dans un gémissement de roche. Tairno toussa, essuya la sueur de son front. Malgré ses préparations magiques, invoquer de tels sorts nécessitait une endurance qu’il n’avait plus. Il leva les yeux vers les derniers escaliers alors qu’une douleur sourde croissait à mesure qu’il s’approchait de son but ultime.
La salle était circulaire, dallée de nacre blanche, ouverte sur le mur face à lui vers le vide. Au centre, elle trônait : la pierre de sang, artéfact millénaire aux facettes mouvantes. Autour d’elle l’air s’alourdissait, elle absorbait la volonté du monde. Et derrière elle, à demi dans l’ombre, se tenait Okale. Vingt ans plus tôt, elle brillait à l’Université des Arts Anciens d’Omphalos, vive, fine, audacieuse. Il l’avait formée, il l’avait aimée comme sa propre fille. Les retrouvailles furent brèves… Ils n’eurent pas besoin de mots. Les sorts fusèrent. Un prisme de glace bloqué par un anneau de feu, une vague d’ombre déviée par un bouclier vibratoire, ils ne se connaissaient que trop bien. Mais Tairno le sentait, quelque chose clochait. Les gestes d’Okale étaient précis mais fades, sans cette virtuosité qui la caractérisait jadis.
Une voix grave s’éleva alors d’elle, comme sortie de ses entrailles. Une voix ancienne, essoufflée, creusée dans la roche du temps.
– Tairno. Toujours là. Ton savoir est vaste mais ton époque s’achève, et ta vie avec.
La vérité le frappa si fort qu’il recula d’un pas, ce n’était plus Okale, elle était morte. Ce corps était porté, habillé, parlé par un autre. Et le champion de l’Ordre n’eut aucun mal à savoir qui. Ilyn-Maikan, Haut Mage du Premier Âge, dernier prince de la trame tellurique, prêt à renaître grâce à cette pierre incandescente qui battait comme un cœur et puisait dans les racines, aspirant l’énergie du monde. Tairno tenta un sort de rupture, un cercle de confinement, une transmutation de flux. Il utilisa chaque artefact qu’il avait apporté, invoqua chaque sort chargé dans sa trame, mais rien ne fonctionna. La magie d’Ilyn-Maikan était ancienne, antérieure aux lois qu’il connaissait. Et c’était Okale, son visage, ses mains. Il faiblit, une faille, un doute. La pierre pulsa, une onde rouge l’enveloppa, Tairno fut projeté en arrière, son corps aspiré, décomposé, fondu dans la matière. Le tout dura un instant, et ainsi mourut Tairno, alchimiste de l’Ordre des Masques d’Or. De lui, il ne resta que son sac de travail, vide. Et puis, comme un souvenir jaillit du passé, une larme glissa de la joue d’Okale dont le corps, pourtant vide, conservait encore un reste de mémoire.
Au sommet du monde ancien, Ilyn-Maikan souriait – car nul chant ne fut entonné pour le héros tombé, et la victoire était sienne.
Serment
Kamino marchait seul, silhouette noire sous la lumière morne du crépuscule. Le Val des Héros s’étendait devant lui, stérile, glacé, dévasté. Chaque pas soulevait la poussière grise de pierres calcinées et de vieux ossements. Ici, deux cents ans plus tôt, les Hauts Mages s’étaient entre-déchirés. Dans les failles entre les tours effondrées, dans les creux sous les pierres fendues, la magie demeurait. Kamino n’était pas homme à croire aux fantômes, mais ce soir-là dans cette vallée maudite quelque chose ébranla ses croyances. Alors qu’il avançait, perdu dans ses pensées, il fut surpris par l’apparition d’une silhouette brumeuse sur un tertre. Fine et élancée, drapée dans une robe de brume constellée d’étincelles pâles, elle semblait jeune. Une longue cape noire s’échappait de ses épaules, effleurant le sol sans bruit. Deux yeux d’un gris pâle, empreints d’une ancienne tendresse, luisaient doucement sous une capuche ajourée de glyphes argentés. Une voix sereine et douce vibra dans le vent.
– Kamino… Assassin au coeur figé. Il reste du bon en toi.
Il dégaina par réflexe, mais le couteau de lancer traversa le spectre sans le toucher. Celui-ci sourit, paisible.
– Je suis un écho. Mon nom est oublié, mais ma voix te connaît.
Kamino ne répondit pas, il ne répondait jamais. L’assassin de l’Ordre ne discutait ni foi, ni philosophie.
– Tu te crois vide, forge de mort, mais tu sentiras avant les prochains rayons du soleil ce que tu n’as jamais ressenti. Et ton serment se brisera.
Elle disparut dans un souffle. Kamino cligna des yeux, comme pour effacer l’étrangeté de cette rencontre, puis reprit sa marche, troublé sous sa carapace d’impassibilité. Sa mission était d’éliminer Salmek, un chaman influent des hommes-lézards qui galvanisait les clans dispersés. Un ordre direct, un nom, une cible, un cadavre, et comme toujours, aucune question.
La lisière du Marais des Lézards était calme. Il s’était installé dans un arbre mort pour la nuit. Son sabre contre lui. Toujours alerte, il ne dormait jamais tout à fait. Alors que la lune était au plus haut, un murmure lumineux l’éveilla. Un feu follet, petit, vif, dansant dans l’air fétide du marais. Un être inoffensif, Kamino aurait dû l’ignorer, mais les paroles de sa rencontre au Val des Héros le tourmentaient, il suivit la boule ardente aux reflets bleutés. Pendant une heure, il le vit voltiger, sautiller sur les branches, dessiner dans l’air des formes insensées. Puis il entendit un rire cristallin, le feu follet s’approcha, un frisson remonta dans la colonne de Kamino. Ce rire-là, il l’avait entendu, il y a longtemps, quand il vivait encore à Mal-en-Terre, avant cette nuit, avant l’incendie qui l’avait transformé. Le feu follet s’allongea alors sur une feuille humide, fixant son regard dans celui de l’assassin, puis s’éteignit doucement. Et Kamino resta, la rétine marquée par la lumière du petit être, il ne comprenait pas ce qu’il ressentait, ça n’avait pour lui pas de nom, juste une chaleur. Une phrase s’éleva dans la confusion de son âme, un simple “Je vais bien”.
Le lendemain, Salmek était toujours en vie, Kamino n’était jamais arrivé jusqu’à lui. Il avait fait demi-tour jusqu’au Bosquet des Épices, où l’air est doux et le vent parfumé. Pour la première fois depuis vingt ans, il avait fui. Son expérience de la nuit passée avait complètement ébranlé les certitudes de l’un des assassins les plus respectés d’Orcadie. Alors, il avait trahi sa mission, et malgré tout il se sentait en paix, non pas avec lui-même mais avec celui qu’il aurait pu être si son chemin n’avait pas été celui de la vengeance. Il se doutait que celui ou celle qui le remplacerait serait envoyé à ses trousses. Car là-bas, à Omphalos, on ne quitte pas les Masques d’Or, on s’en détache par le sang.
– L’Ordre ou la Mort, murmura-t-il dans un sourire résigné.
Mais Kamino ne voulait plus tuer. Il regarda le ciel sans peur, et pour la première fois depuis des années, se sentit vivant.
La dent de givre
Le palais de glace de Cryiel s’était figé. Dans la lumière diffuse filtrée par les parois de givre l’intendant referma la porte de la cellule du centaure. Il tremblait. L’aube aurait dû appeler Letheris à la prière solaire, comme tous les jours. Mais ce matin-là, la cellule était silencieuse et son occupant étendu, figé dans une triste rigidité. On convoqua alors l’Ordre des Masques d’Or.
Fandora se tenait dans une salle souterraine du sanctuaire, creusée à même la glace. Des cristaux bleutés ornaient les murs, leur lumière éclairant trois tables de pierre, trois corps. À sa gauche, un troll vêtu d’une simple tunique, à sa droite un homme au torse dénudé, et au centre le centaure Letheris. Fandora observa, elle laissa son doigt glisser sur la peau figée du centaure et nota les marques, petites et rapprochées, des traces de morsure.
— Vampire, murmura-t-elle.
Le pénitent qui l’accompagnait, un jeune prêtre au regard inquiet, se redressa. Elle l’ignora, elle scrutait les corps, traquant le moindre indice, comme d’autres pistent des traces dans la neige. Puis une phrase s’échappa de ses lèvres dans un murmure.
— Observons les vivants. La réponse se trouve parmi eux.
Dans la salle commune, tout le monde mangeait en silence. Un chaman gobelin au bâton décoré, deux orcs vêtus de soie simple, un groupe de femmes-lézard presques nues, quelques elfes à la tenue sobre mais élégante, un troll au regard triste et trois gardes au tabard marqué d’Eole-la-verte.
Fandora observa les gestes. Certains priaient avant de manger, d’autres profitaient de la chaleur de la soupe avant de l’entamer, un elfe essuyait toujours ses couverts, le chaman gardait ses gants…
Certains détails l’intéressèrent : un pèlerin se servit de l’ail sans sourciller, son voisin portait un chapelet de gousses autour du cou. À l’autre bout de la salle l’une des femmes lézard croqua dans une amulette en argent, comme un tic nerveux. Elle les exclut de sa liste. Elle fit de même avec les autres petit à petit, à force d’observation ne lui restait plus que deux visages. L’un des gardes d’Eole-la-verte, un homme aux cheveux gris, propre, trop neutre. Et un elfe au visage creusé, presque flétri. Aucun des deux ne toucha à sa nourriture.
La nuit tombait sur Cryiel. Le vent s’engouffrait dans les tunnels et hurlait sur les parois gelées. Fandora marchait en silence dans le couloir des pèlerins. Sur sa droite dans un passage creusé se tenait l’imposant sanctuaire, baigné d’une lueur lunaire. Elle s’apprêtait à faire un détour pour admirer ses merveilles lorsque non loin d’elle une ombre glissa. Les talents de traqueuse de la ranger lui permirent de la suivre. La silhouette encapuchonnée s’arrêta devant une cellule et commença à en crocheter la serrure. Fandora s’approcha, silencieusement. L’ombre se retourna, l’elfe. Pour Fandora, cela prouvait uniquement que ce dernier voulait entrer secrètement dans une cellule, rien ne le rattachait encore aux meurtres de ces derniers jours. Enfin, cela aurait été le cas si l’elfe ne s’était mis à siffler, les crocs luisants et la bave aux lèvres. Là, aucun doute, il était sous l’emprise de la malédiction vampirique, et hostile. Il attaqua Fandora à main nue. La ranger roula avec aisance, dégaina la dague qu’elle avait fait bénir plus tôt dans la journée et riposta en entaillant le bras de son adversaire. Il réprima un cri et la fixa avec intensité, psalmodiant dans un murmure. Elle sentit sa vue se brouiller un instant, il ne lui suffit que de quelques secondes pour revenir à elle mais l’elfe s’était dangereusement rapproché, il lui sauta à la gorge et s’accrocha à elle. Fandora se débattit avec l’énergie du dégoût mais son assaillant ne lâchait pas prise. Elle souffla alors un ordre, et un lynx spectral surgit des ténèbres. Sans attendre, l’impressionnant félin bondit sur l’elfe et lui arracha le bras. L’elfe hurla de douleur et relâcha sa prise. Fandora en profita pour planter sa lame dans la gorge de l’elfe blessé, qui vacilla puis s’effondra dans une gerbe de sang. Elle tomba à genoux, vivante, toucha son cou avec frénésie pour s’assurer qu’elle n’avait pas été infectée… et sentit les deux petits trous dans sa peau. Il l’avait mordue.
Dans les Bois Heureux se dresse une petite maison, bâtie de pierre moussue et de bois blond, au bord d’une clairière baignée de lumière verte. Le toit est couvert de feuillage, les fenêtres arrondies comme des yeux bienveillants. Autour, les écureuils bondissent dans les arbres, un renard paresseux s’étire au soleil et quelques oiseaux à la gorge bleue picorent près du seuil. À l’intérieur, Fandora gît sur un lit de laine, le front perlé de sueur, les lèvres serrées. Elle ne dort pas, elle lutte. Contre ce qui croit en elle, contre ce qui veut mordre, griffer, s’abandonner à la lune. Elle avait sauvé Cryiel mais elle ne savait pas combien de temps elle tiendrait. Et la lune, cette nuit-là, semblait plus proche que jamais.